Le bouquin de l’hiver (2)

 

Pour occuper les longues soirées d’hiver au coin du feu, Liège & Basketball vous propose la lecture, en découpage, d’un ouvrage de référence sur la Dream Team de Barcelone. C’est avec cette équipe incroyable que la popularité du basket et de la NBA a explosé au début des années 90. Le livre « Dream Team » écrit par Jack McCallum, éminente plume d’ESPN, nous plonge au coeur de cette équipe légendaire et de cette formidable épopée qui fête cette année ses 25 ans. Bonne lecture.

 

La première partie est ici.

 

Ces années-là, j’ai été accusé par des lecteurs et des amis de favoriser Michael Jordan et les Bulls, Larry Bird et les Celtics, Magic Johnson et les Lakers (des années plus tard, après qu’il fut devenu general manager à Indiana, Bird me gratifiait généralement d’un : « T’as sucé Magic, récemment ? » Le mec aime vraiment ce verbe). Je pensais avoir fait un travail de couverture honnête, alternant les critiques et les louanges. À des degrés divers, les articles que j’ai écrits dans les années 1980 et au début des années 1990 ont rendu fous de rage Jordan, Barkley, Drexler et Ewing. Mais ce qui a fait que cette époque a représenté un âge d’or, d’un point de vue journalistique, a été la compréhension implicite que ces gars ont eue du contrat entre les athlètes et un journaliste : ce n’était pas un crime contre l’humanité quand quelqu’un écrivait quelque chose de mauvais sur eux et le journalisme ne devait pas être confondu avec l’hagiographie, même s’ils ne savaient pas ce qu’était l’hagiographie.

« C’est un système d’équilibre des pouvoirs », m’a dit quelqu’un il y a peu de temps pour me décrire la relation entre les athlètes et la presse. C’était Michael Jordan. Je me sens heureux d’avoir collaboré quand je l’ai fait et je m’excuse à l’avance de me mettre moi-même en scène en tant que représentant d’une petite part de cette aventure. « Tu ne peux pas l’empêcher, m’a dit un éditeur. Tu étais à bord pour le voyage. » J’étais un Cameron Crowe (1) de ligue mineure, presque célèbre, « marchant comme dans un rêve », comme le fait M. Dimmesdale, le pasteur tourmenté de « La Lettre écarlate » de Nathaniel Hawthorne.

J’ai même eu un rôle dans l’appellation et l’explosion du phénomène « Dream Team ». En février 1991, bien après l’annonce du fait que les pros seraient autorisés à disputer les Jeux olympiques mais bien avant qu’aucun joueur se soit publiquement engagé, j’ai écrit un article en une de « Sports Illustrated » établissant une projection de ce que pourrait être cette équipe, en faisant part de mes choix de titulaires : Jordan, Magic, Ewing, Barkley et Malone. Je pensais qu’ils étaient les cinq meilleurs joueurs du circuit à l’époque. J’aurais bien mis Bird, à 35 ans, dans mon cinq de départ – même s’il n’avait plus été All-Star depuis 1988, cela n’aurait pas été un choix complètement de connivence parce que le bonhomme pouvait encore jouer – mais il avait déjà fait savoir que son dos était trop en marmelade et qu’il ne pourrait probablement pas aller à Barcelone. Je l’ai pris au mot.

Nous avons réuni ces cinq-là lors du All-Star Game 1991 à Charlotte pour une photo qui avait demandé des mois de préparation avec les joueurs, leurs agents et la NBA. J’avais insisté si lourdement avec les joueurs que lorsque Magic est entré dans la pièce où la photo devait être prise, il m’a regardé et m’a dit d’un ton exaspéré : « Ça y est, t’es content maintenant ? »

Avec un peu plus de clairvoyance, j’aurais dû voir, ce jour-là, ce qu’allait devenir l’équipe olympique des États-Unis. La photo avait été prise dans un espace sécurisé ; malgré cela, des centaines de spectateurs se sont pressés aux portes quand ils ont entraperçu les joueurs. Leur célébrité individuelle avait crû d’une manière exponentielle et qui dépassait l’entendement, par le simple fait qu’ils se trouvaient réunis (et à Barcelone, ce phénomène se démultiplierait de façon exponentiellement exponentielle). Je me souviens d’avoir pensé : « Hmm, là, ça devient intéressant. »

L’introduction de mon article dans le magazine de la semaine suivante était : « C’est un rêve en bleu, blanc, rouge : les cinq joueurs qui honorent la couverture cette semaine vont jouer ensemble, déterminés à restaurer la dignité perdue du basket américain, aux Jeux olympiques de 1992 à Barcelone. Quelle est la probabilité que ce rêve devienne réalité ? Pas mauvaise. Pas mauvaise du tout. »

La photo de couverture était accompagnée du slogan « Dream Team », en haut à côté du logo « Sports Illustrated ».  Et donc, c’était la première apparition de l’appellation : « Dream Team ».

Des années plus tard, j’ai été crédité pour cette dénomination magique mais j’ai toujours voulu mettre les choses au clair de façon directe : oui, j’avais utilisé le mot « dream » deux fois mais un éditeur avait réuni « dream » et « team » sur la couverture. J’ai même essayé de découvrir qui avait débarqué au bureau avec cette formule mais je n’ai pas réussi. Les unes de « Sports Illustrated » sont écrites démocratiquement, par tâtonnements. Il y a probablement eu de multiples essais : « Golden Dream ! » « Red, White, Blue and Ready ! » « Look Out, World ! » («2)

Mais ça a été « Dream Team » et « Dream Team » est resté. Jusqu’à présent, Charles Barkley est persuadé qu’il a été choisi parmi les cinq premiers joueurs par le comité parce qu’il figurait sur la couverture (croyez-moi, il n’a pas été choisi parmi les cinq premiers). « De temps en temps, quelque chose fait tilt et cela a été le cas ici, m’a dit Rick Welts, aujourd’hui président et directeur des opérations des Golden State Warriors et qui était à l’époque le génie du marketing de la NBA. Après cette couverture, l’idée “Dream Team” a vraiment décollé. »

Magic est…magique!

Je suis fier de deux choses dans ma carrière : que le « This Week’s Sign of the Apocalypse » qui figure encore au tableau des réussites de « Sports Illustrated » ait été mon idée et avoir été impliqué dans la création de l’expression « Dream Team ». L’ex-commissioner de la NBA, David Stern, m’a dit récemment : « Le fait que tout cela prenne une telle ampleur a été un délicieux accident. On n’avait même pas de mots pour ça. Peut-être que Dieu nous en préservait et vous l’avez fait. »

Dans mon bureau à la maison, je n’ai que quelques photos témoignant de mes années de couverture de la NBA. La photo de David Dupree et moi avec la « Dream Team » est épinglée à un tableau d’affichage, à peine visible, tel un vaisseau près de chavirer dans un océan de photos familiales. Je ne m’en suis jamais séparé. Vous pourriez me dire que c’est une photo à laquelle on pense après coup, le genre de photo pour laquelle tout le monde pose pendant une seconde ou deux puis s’en va. Christian Laettner a le regard vague sur le côté, sans même prêter attention au photographe, et John Stockton n’est pas du tout dans le cadre ; je suppose qu’il poursuivait tout bonnement son chemin dans la pièce. Je suis au premier rang, masquant partiellement le visage de Bird. Mais hélas, pas son commentaire.

 

 

PARTIE 1 : AVANT LE RÊVE 

 

Chapitre 1 : L’Inspecteur des viandes

 

Les professionnels aux Jeux ? C’était son idée et ne laissez personne vous dire autre chose. Il a débarqué pour la première fois aux États-Unis en 1974, envoyé là par son patron pour étudier le basket américain. Il ne parlait pas la langue, ne connaissait rien des us et coutumes et il s’est installé dans cette pépinière du basket qu’était Billings, au Montana, parce que c’était là qu’il pouvait se loger gratis avec une famille yougoslave.

Cet étranger dans un pays inconnu se nommait Boris Stanković. Il allait avoir 49 ans dans six mois et il était venu mandaté par la FIBA. À l’époque, guère plus d’une douzaine d’Américains savaient ce que ce sigle signifiait (Fédération internationale de basketball), où se trouvait son siège (à l’époque, dans un appartement à Munich, plus tard à Genève) et ce que pouvait bien être son activité (gérer le basket amateur partout dans le monde, sauf aux États-Unis). Le secrétaire général de la FIBA, R. William Jones, nœud papillon, cigare et poigne de fer, avait dit un jour à Stanković : « Vous ne pouvez pas connaître le basket si vous ne connaissez pas le basket américain. » Donc, Stanković est venu en Amérique et il a été instantanément séduit par les matches universitaires auxquels il a assisté – son joueur préféré était le phénomène rouquin de UCLA, Bill Walton – et les matches de NBA qu’il a suivis à la télé.

Pendant l’essentiel de sa vie de jeune adulte, Stanković avait été inspecteur des viandes à Belgrade. « Mon job était de surveiller les viandes et les fromages et comme vous le faites ici, de mettre un tampon dessus », confia Stanković, interviewé à Istanbul à l’été 2010. Il est maintenant à la retraite mais il est présent à de nombreux événements en tant qu’éminence grise (3) du basket international. Stanković avait passé un diplôme de médecine vétérinaire en 1945 à l’université de Belgrade. « C’était naturel pour un vétérinaire, dans notre pays, de prendre soin de la viande et du fromage parce que cela a un lien avec les animaux, non ? »

Le type de viande que Stanković aimait le plus inspecter, cependant, c’était le cuir poli d’un ballon de basket. Même s’il se levait à 5h du matin pour enfiler son tablier blanc et prendre son tampon à viande, le basket était ce qui occupait son esprit. C’était un solide poste bas, intelligent, qui avait joué 36 matches dans l’équipe nationale yougoslave. L’un des moments dont il était le plus fier avait été de jouer pour son pays aux premiers championnats du monde organisés par la FIBA. Ils eurent lieu en Argentine en 1950. « Nous avons terminé neuvièmes. Et il y avait neuf équipes… », m’a dit Stanković en souriant. L’un de ses plus grands regrets était de n’avoir jamais disputé les Jeux olympiques.

Les Yougoslaves étaient grands, robustes et élancés, endurcis par les guerres, civiles et frontalières. Dans les Balkans de Yougoslavie, là où Stanković est né, les gens ne distinguent pas les époques par les termes « guerre » et « paix » mais par les termes « guerre » et « non-guerre ». Quand Boris avait 19 ans, lui et son père, Vassilje, un avocat qui avait combattu dans les rangs du nationalisme serbe, ont été faits prisonniers par l’armée d’occupation russe. Boris a été relâché au bout de deux mois mais Vassilje a été exécuté par un peloton d’exécution puis enterré dans une fosse commune ; aujourd’hui encore, Stanković ne sait toujours pas où.

Stanković a été mis sur une liste noire, ce qui l’a empêché de devenir médecin, sa profession de cœur, et l’a contraint à se rabattre sur l’école vétérinaire, une façon, pour lui, de rester dans le domaine de la médecine. Comme la plupart des compatriotes de sa génération, il s’est identifié aux rebelles serbes qui ont résisté à des lois étrangères pendant cinq siècles. « Ils vivaient en groupes et apprenaient à travailler ensemble et à s’entraider les uns les autres, m’a raconté Stanković. Nous avons grandi avec ça dans notre sang. Nous, les Serbes, n’avons jamais eu de succès dans les sports individuels mais nos sports d’équipe sont très, très forts. Nous avons des aptitudes pour les sports qui requièrent beaucoup de travail de groupe. »

La connaissance qu’a Stanković du basket et son intelligence – pratiquement tous ceux qui parlent de lui mentionnent invariablement son intellect – lui ont permis de gravir les échelons en tant que coach et en tant que dirigeant. À l’âge de 30 ans, il était devenu le non-joueur le plus important du basket yougoslave, tout en continuant d’être inspecteur des viandes, et il était déjà actif au sein de la FIBA.

En 1966, l’équipe professionnelle italienne Oransoda Cantù fit appel à lui pour le poste de coach et Stanković quitta son pays natal. « J’y suis allé pour l’argent. L’Italie avait la ligue la plus riche », me confia Stanković. Il s’est fait haïr par beaucoup d’Italiens en tant qu’étranger, avant d’être adopté et chéri, comme le sont généralement les vainqueurs, quand son équipe a remporté le championnat en 1968. C’est à ce moment-là que R. William Jones le rappela. Jones avait vu l’avenir de la FIBA et son nom était Boris Stanković.

Jones, qui mourut en 1981, des mois après avoir subi une attaque cardiaque au cours d’un dîner aux Jeux olympiques de Moscou, en 1980, était le genre d’homme pour qui l’expression « admiration réticente » semblait avoir été inventée. Né à Rome d’un père britannique et d’une mère française, il avait obtenu un diplôme à l’université de Springfield, où le Dr James Naismith accrocha son premier « panier à pêches ». Jones était un gars très « international » (c’est le propre terme utilisé par Stanković), une combinaison qui fit de lui un indéniable visionnaire du basket. Mais il était aussi un tenant impérieux et intraitable du sport amateur classique. Pour les adeptes du basket aux États-Unis, Jones laissa une marque indélébile en offrant aux Russes trois opportunités de gagner la médaille d’or contre l’équipe américaine le 9 septembre 1972, aux Jeux olympiques maudits de Munich.

Stanković était loin d’être un leader installé lorsqu’il arriva aux États-Unis pour la première fois en 1974, pour y effectuer une ronde d’observation et de collectes d’informations. C’était juste un étranger qui essayait de comprendre les subtilités du basket américain tout en apprenant comment commander un hamburger. Il s’est vu accorder une audience papale par John Wooden – « On a parlé basket, donc, c’était facile de communiquer », m’a-t-il dit – mais il s’est senti, la plupart du temps, livré à lui-même pour regarder, écouter et comparer.

« L’inspecteur des viandes ».

Et ce qui arriva, c’est qu’un fondu de basket fut scotché par les joueurs américains, universitaires et professionnels. « Cela semblait être un sport complètement différent, dit Stanković dans un sourire. Plus rapide mais aussi profondément abouti. Vous regardiez Bill Walton juste une minute et vous pouviez voir que son niveau était bien plus élevé que celui de n’importe qui en Europe. »

À cette époque, le règlement de la FIBA interdisait aux professionnels de jouer dans ses compétitions et les règles de la FIBA étaient les règles du basket olympique. C’était ainsi depuis toujours et donc, tout le monde pensait que les choses en resteraient là. L’hypocrisie, bien sûr, était que des professionnels jouaient de toute façon car les équipes nationales enrôlaient toujours les meilleurs joueurs de leur pays, même s’ils étaient censés être « militaires » ou « policiers ».

À l’exception de Stanković, il n’y avait aucune volonté de faire participer les pros américains aux Jeux, d’autant que la suprématie des étudiants apparaissait déjà évidente, malgré l’anomalie de 1972. De plus, cela faisait tout simplement partie de notre éthique collective que les Jeux soient réservés aux joueurs universitaires. La NBA et les Jeux olympiques étaient des planètes qui évoluaient dans des systèmes solaires différents.

Cependant, l’Inspecteur des viandes, un « étranger », ne voyait pas les choses de cette façon. En regardant à la télé des matches des stars du monde professionnel dans les années 1970 – parmi elles figuraient Oscar Robertson et Jerry West, plus ses deux favoris, Walt Frazier et Pete Maravich – l’idée que les meilleurs joueurs ne participeraient jamais aux Jeux olympiques commença à le tracasser.

« L’hypocrisie était ce qui me rongeait, me raconta Stanković. Et il y avait un côté pratique. Mon souhait était de rendre le basket plus fort, de le faire grandir. Et cependant, il y avait cette séparation. C’était devenu impossible à tolérer pour moi. »

Il a pu y avoir aussi un intérêt personnel. Stanković se voyait en une sorte de « messie du panier », la personne qui allait élever le basket au-dessus du roi Football. Et il était irrité de voir que son organisation – la très omnipotente cour d’appel du monde du basket – était mentionnée à l’aide d’un astérisque parce qu’elle n’était même pas l’ombre d’une poussière sur les écrans radars de la NBA. Quelles qu’aient pu être ses raisons, Stanković est rentré à Munich et il a dit à Jones que l’abandon de la clause d’amateurisme – donc, permettre aux meilleurs joueurs américains de participer aux Jeux olympiques – devait être l’objectif de la FIBA, une idée véritablement anarchiste étant donné le climat socio-politique du sport. Les temps pouvaient bien être en train de changer mais pas au Comité International Olympique (le CIO), où Avery Brundage, un personnage détestable, un véritable despote qui avait dirigé le sport pendant des décennies, avait su faire prospérer sa fortune personnelle au nom de l’amateurisme.

Stanković n’est pas sûr de ce que Jones pensa de son idée mais les instructions de son patron furent limpides comme du cristal. « Il m’a dit : “Te fatigue pas”, se souvint Stanković. Ou comme on dit en Amérique : “N’y mets pas les pieds.” » Et durant les quinze années qui suivirent, personne, à l’exception de Boris Stanković, n’y mit les pieds. Comme beaucoup d’hommes et de femmes influents à travers l’histoire, l’Inspecteur des viandes a été sous-estimé. Il n’a jamais rencontré Magic Johnson ni Larry Bird et la seule fois où il a croisé la route de Michael Jordan, ça a été aux Jeux olympiques de 1984, pendant l’ère pré-« Dream Team ».

Mais quelles que soient les révisions et les corrections de l’histoire, on doit se remémorer ceci : la « Dream Team » a résulté de la vision de Boris Stanković. Ce n’était pas un plan secret élaboré par David Stern pour faire « pousser le basket », l’une des phrases favorites du commissioner. Ce n’était pas le résultat d’une croisade des démons du marketing de la NBA pour vendre des maillots à 200 dollars en Europe, même si c’était une éventualité. Ce n’était pas une frustration alimentée par une réalité grandissante : l’affirmation des États-Unis selon laquelle ils étaient la nation dominante du basket était remise en cause. L’idée a germé dans l’esprit de l’Inspecteur des viandes de Belgrade.

 

A suivre…

1. Réalisateur, producteur et scénariste américain, auteur d’un livre de conversations avec Billy Wilder. 

2. « Le Rêve Doré ! » « Bleu, blanc, rouge, parés ! » « Monde, méfie-toi ! » 

3. En français dans le texte. 

– Jack McCallum, « Dream Team », éditions Talent Sport, sorti le 8 juin 2016, 396 pages, 22 euros et 13,99 en format numérique (Kindle)